Parti de zéro à la fin des années 70, en quelques décennies, le secteur des jeux vidéo est devenu un pilier majeur du divertissement mondial, avec plus de 120 milliards de dollars par an, à son actif. Peut-on s’intéresser aux jeux vidéo sans se pencher sur tout ces chiffres ? Bien sûr, techniquement, on peut toujours s’en désintéresser. On peut toujours consommer quoique ce soit, en ce monde, sans se poser la question de l’origine, du quoi, du qui ou du comment de l’objet que l’on consomme. Pourtant, il faut bien comprendre que tôt ou tard, la taille des enjeux d’une industrie en conditionne les pratiques et les formes et, par extension, l’objet de consommation qui finira par vous être livré.
Importance et influence des enjeux
La bonne nouvelle, concernant le marché des jeux vidéo est que sa taille et son audience représentent un enjeu si gigantesque qu’il autorise l’investissement de sommes astronomiques et une certaine prise de risque de la part de ceux qui y investissent. Pour qui est passionné de ce type de loisirs, nous avons donc de quoi nous rassurer. Les jeux vidéos ont encore de longs et beaux jours devant eux. Mieux même, les sommes engagées devraient garantir que, dans le lot des jeux sortants chaque année, il y en ait de très très bons, même si ce sera fatalement dans des proportions variables. Cette vérité ne semble d’ailleurs jamais s’être démentie. En tout cas, en tant que gamer de la première heure, je ne me souviens pas avoir passé une année entière sans au moins trouver quelques titres de qualité à me mettre sous la souris. Au passage, ce n’était pas toujours ceux qui avaient fait l’objet des plus gros investissements qui tiraient leur épingle du jeu : l’inventivité, la créativité, un nouvel angle, une vision neuve pouvaient et peuvent créer toujours la surprise en matière de jeux vidéo.
Les écueils de la prédation financière
D’un autre coté, l’écueil de tels enjeux est qu’ils peuvent quelquefois conduire à terme, à un changement radical de nature du marché, sous la pression du regroupement financier des acteurs sous forme de trusts ou de « méga » groupes. Or, ce type de phénomène, on le sait, peut finir par nuire à la créativité, à l’exploration de chemins de traverse et finalement à la variété proposée au consommateur. Dans le secteur du jeu, on l’a vu à plusieurs reprises. S’il arrive encore à de petits studios d’édition indépendants de se lancer et de réussir à transformer leurs premiers essais avec des jeux de haute qualité, ils ont souvent tôt fait de tomber dans l’escarcelle de mastodontes de l’édition.
Rien qui soit particulier aux jeux vidéo ici, c’est simplement dans la logique de la prédation financière. Pour se développer, les gros groupes ou sociétés dotés de moyens considérables peuvent le faire principalement de deux façons : de manière organique, en générant leur propre croissance par de l’innovation, le lancement de nouveaux produits, l’ouverture de nouveaux marchés, etc,… Le deuxième moyen consiste à croître par acquisition. C’est une méthode qui peut s’avérer largement plus rapide et efficace et qui est privilégiée par de nombreux groupes financiers. On achète alors un nouvel acteur du secteur qui a le vent en poupe ou on en prend le contrôle par des prises de participation. Difficile pour le petit studio de résister à ce genre d’appel du pied. Il se laisse souvent séduire par l’apport de moyens financiers et aussi, dans nombre de cas, par l’enrichissement personnel que peut supposer ce genre de transactions sur ceux qui sont à la barre.
Rentabilité, recettes, facilité ?
Le rachat d’un petit studio par un géant de la distribution est-il un mal ? Pas toujours, cela dépend des intentions de l’acheteur. Il peut lâcher la bride au studio récemment acquis, le laisser libre de ces mouvements. Pourtant, dans de nombreux cas, sur le champ ou au fil des années, le studio devra s’adapter au changement de cadre et aux contraintes de son nouvel environnement. Politique de marque sur telle ou telle sujet, formatage des méthodologie de production, exigence sur les cadences ou délais de sortie, etc… Une fois le petit poisson dans le ventre du grand, les exigences de rentabilité changent aussi souvent d’échelle et la qualité des jeux suivants de la petite PME prometteuse peuvent finir par s’en ressentir. La finance est avide. On ne contente pas les actionnaires d’un groupe énorme coté au marché, avec les marges d’une petite PME, fut-elle en vogue. À défaut de résultats immédiats, il faut au moins des perspectives, soit la promesse de résultats futurs.
Tout cela peut sembler un peu cynique mais, sans être des fatalités, ces vérités demeurent tendancielles. Dans un autre registre, mais toujours pour rester dans le secteur des loisirs, comparons simplement l’industrie hollywoodienne d’il y a quarante ou cinquante ans à l’actuelle. Aujourd’hui, pour produire un film, on pose des centaines de millions de dollars sur la table. En contrepartie, on veut tripler ou quadrupler les investissements, sinon, on considère simplement que le projet n’est simplement plus viable. Alors pour atteindre l’objectif, on cherche des « recettes », on adopte des façons de raconter des histoires toujours un peu identiques, conçues pour plaire au « grand public ». Au final, les films finissent un peu tous par se ressembler. On pioche aussi dans de vieux scénarios ayant fonctionné par le passé, on fait des remakes ou on fait des suites de ce qui a déjà payé. On use les acteurs « banquables » jusqu’à la corde et leur cinématographie finit par ressembler à la longue à celle de Jean Lefebvre. Des éclairs de génie en début de carrière qui finissent dans un champ de navet. Au final, à force de se focaliser sur la rentabilité et de vouloir minimiser la prise de risque, la créativité finit par se tarir. Peut-on encore parler d’un Art quand les exigences de rentabilité finissent par s’en mêler à ce point là ?
Comprenons-nous bien. Il n’est pas question ici de jouer les mauvais prédicateurs, mais simplement de rester vigilant. Dans tous les secteurs, y compris dans celui du divertissement, la taille des enjeux peut finir par changer le visage d’un industrie. Encore une fois, le secteur des jeux vidéo s’est signé, depuis son lancement, par une véritable explosion de créativité et pas une seule fois, une année s’est passée sans que quelques titres ne viennent faire la différence. Le temps est donc au beau fixe, et le seul vœu que nous formons est qu’il le reste. Il serait, en effet, dommage que sous la pression des sommes en présence, la maturation de son industrie et sa financiarisation finissent par le brider. For heureusement, dans la masse des éditeurs, ces foyers de créativité semblent encore loin de se limiter au seul sol américain ou au seul sol chinois, même si ces deux marchés représentent, à eux seuls, près de la moitié de l’industrie mondiale du jeu vidéo.